Bruno Jouanne Gratpanche. Chansons.

Je vous présente quelques textes écrits depuis 1976, à Maisons-Laffitte, Mesnil le roi et Persan.
Vous pouvez écouter certaines chansons en cliquant sur le titre. La plupart sont arrangées et interprétées par mon camarade Jean-Michel Dauphy. Bonne écoute.
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Persan

25.4.22

 

Bruno Gratpanche Jouanne

 

 

Vous n’allez pas me croire.

                                                            

            

                   

 

 

Il marchait, la route descendait doucement à travers champs vers le village, c’était toujours l’hiver, la nature était encore endormie, transie. L’homme s’arrêtait de temps en temps pour observer un faisan sur le coteau gelé, quelques poules transies qui picoraient au bord d’un chemin. Son pas était lourd, hasardeux, je me demandais s’il n’allait pas finir dans le fossé tant sa démarche dans la descente semblait erratique. De grande taille, un peu vouté, il dégageait une impression de force instable, une puissance fatiguée. Immédiatement j’ai pensé que cet homme était sur le point d’arriver au but qu’il s’était fixé.

                                                        

LE CHAT

 

Je le suivais d’une vingtaine de mètres tout au plus. Je ralentissais, sans savoir pourquoi, pour ne pas le rattraper. Je voyais ce qu’il voyait, faisans colorés, poulettes errantes, les corneilles jacassantes, les champs en friches, les maisons blotties et fumantes. Quand il ralentissait, je ralentissais, quand il s’arrêtait, je m’arrêtais, je regardais avec intérêt dans la même direction que lui. Nous avancions comme ça, dans une brume hivernale étale, enveloppante et protectrice.

Aux premières maisons du village un chat noir venu de je ne sais où le rejoint pour marcher quelques pas derrière lui. Quand l’homme s’arrêtait, ce qu’il faisait souvent, le chat s’arrêtait aussi et puis ils repartaient ensemble comme s’ils avaient répété cette sorte de chorégraphie depuis longtemps. Visiblement ils se connaissaient bien. Je ralentissais un peu pour ne pas troubler cette troublante connivence entre l’homme et l’animal.

Arrivé vers le milieu de la rue principale du village, l’homme s’arrêta devant une maison tout au bord de la chaussée. Il s’appliqua à bloquer un volet qui battait au vent. Les volets de la maison étaient anciens mais encore solides, d’un vert tendre et rassurant. Je compris qu’ils étaient arrivés chez eux car le chat sauta sur un appui de fenêtre pour se laisser caresser par celui que je suivais. Puis ce dernier, avec sa démarche pénible reprit son chemin vers le bas du village, le chat ne le suivit pas. Moi, j’avais fait une pause aussi pour rester à la hauteur cette inattendue compagnie puis j’emboitais le pas de mon bonhomme.

Tout en bas de la rue il y avait un croisement. L’homme bifurqua à droite. Je m’étais laissé un peu distancer alors j’accélérai pour rattraper mon prédécesseur. Sans me l’avouer, je voulais découvrir où le mènerait sa promenade. Je fus fort dépité quand, au détour de la rue transversale je ne vis plus personne. Il n’y avait aucune entrée susceptible de l’avoir escamoté, aucun bosquet où il aurait pu se cacher, mon homme avait bel et bien disparu. J’attendais un peu pour le surprendre au cas où il aurait surgi de je ne sais quelle porte ou de quelle fenêtre, en vain.

Alors n’ayant plus rien à faire à cet endroit je me suis retourné et j’ai repris le chemin dans l’autre sens. Je devais retourner là d’où je venais. D’où venais-je d’ailleurs ? Je ne tardais pas à voir la maison aux volets verts se rapprocher. La rue montait maintenant et ma progression était moins aisée que dans l’autre sens. J’avais même beaucoup de difficultés à avancer. Je faisais des faux-pas tous les quinze mètres… Arrivé presque à la hauteur des volets verts, le chat noir sauta de sa fenêtre et vînt à ma rencontre, il se frotta contre mon mollet droit puis m’emboîta le pas. Nous passâmes devant l’homme qui était là, devant sa maison. Comment avait-il fait pour être déjà là ? On aurait dit qu’il attendait quelqu’un. Je le saluais sur un ton enjoué afin d’établir un lien amical entre nous… Peine perdue.

Il ne me répondit pas, et je compris très vite qu’il ne me voyait pas. Et même son chat, il ne le voyait pas non plus, il ne pouvait plus nous voir d’où il était.

Je continuais mon chemin dans la montée avec le chat du bonhomme derrière moi. Le paysage glacé semblait se resserrer sur moi. A la sortie du village le chat disparut et je me retrouvai seul sur mon difficile parcours. Je rencontrais encore quelques poules qui grattaient avec obstination le sol gelé, j’avançais avec de plus en plus de mal. Qu’importe, il fallait que je rentre à la maison. J’avançais, parce qu’il faut bien avancer quand on doit se rendre quelque part, mais je ressentais un étouffant et douloureux malaise. Vingt mètres, quinze mètres… Je n’avançais presque plus. Je me sentais suivi. Je me retournai tout en marchant encore un peu, mais il n’y avait personne…

Il n’y avait plus que le froid rédempteur et l’immobilité blanche.   

 

 

 

***

 

 

 

 L’homme, un brave bonhomme de bientôt cinquante-deux ans, travaillait pour la ville de Paris. Affecté aux égouts et à l’assainissement depuis l’âge de seize ans, il a toujours mis un point d’honneur à parfaire ses tâches. Arpenter les canaux souterrains, déblayer les amas pouvant créer des barrages et perturber les écoulements des eaux de surface, désensabler, ramasser les objets, les cadavres divers et variés, empiler tous ces immondices dans la barque à fond plat qui le suivait partout, tel était son quotidien. Il allait prendre sa retraite à la fin du mois.

 

L’EGOUTIER

 

Il avait été titularisé très tôt, après une année de formation et de mise à l’épreuve. Dans ce métier insalubre et physique on ne demandait pas de diplôme, il suffisait d’être résistant. Dans les égouts, les gaz d’hydrogène sulfuré se formant à la surface des cloaques, les diverses bactéries saturant un air à peine respirable sans un masque, provoquent rapidement de nombreux troubles de santé. Les petites natures ne résistent pas bien longtemps. De plus les hommes de grande taille doivent souvent travailler courbés, ce qui était le cas de notre brave égoutier, alors les douleurs dorsales se faisaient âprement ressentir après quelques années de service. Ils travaillaient toujours en équipe, se surveillant mutuellement au cas où surviendrait un incident.

Notre homme d’expérience avançait avec assurance sur l’étroit passage au bord du canal collecteur, Il fit une pause et se retourna mais ne vit plus ses collègues. Dans ce genre de cas il devait faire demi-tour pour rejoindre les hommes qu’il avait distancés. Sûrement étaient-ils restés au dernier croisement… Il appela mais ne reçut aucune autre réponse que l’écho de sa propre voix. Soudain le faible éclairage des boyaux s’éteignit, les pannes étaient fréquentes sur les vielles installations électriques souterraines.  Il alluma donc la lampe de son casque et continua de chercher les autres ouvriers… Sans succès. Il commençait à s’inquiéter de ne pas les trouver, la situation était tout à fait anormale. De plus son talkie-walkie était devenu sourd et muet, plus de contact non-plus avec la surface. Après avoir marché de rue en rue, de rue en croisement, il décida d’escalader les barreaux de fer scellés dans la paroi d’un puits conduisant à l’extérieur. Arrivé en haut il appuya sur le couvercle en fonte pour le faire glisser sur le côté. Ce dernier était complétement bloqué. Peut-être un véhicule garé sur le trottoir ou un objet lourd posé sur la plaque d’égout ?  Il n’insista pas, inutile de s’épuiser. Il préféra redescendre pour chercher une autre sortie.

Il reprit son chemin le long des collecteurs en faisant bien attention aux rats qui pullulaient, cachés dans l’obscurité ils pouvaient lui sauter dessus n’importe quand. Ils étaient chez eux et lui n’était qu’un intrus. Il tomba sur une masse mouvante couverte de surmulots. Il écarta ce qui semblait être un cadavre à demi dévoré. Il fit détaler la troupe de rongeurs à l’aide de sa gaffe et constata qu’ils étaient en train de dévorer un ragondin… Que faisait un ragondin dans ces égouts ? Mystère, il n’était pas dans son environnement naturel, il avait dû remonter les égouts à partir de son habitat, le long des berges de la Seine. Notre homme en avait vu d’autres, comme la fois où il était tombé sur un crocodile qui nageait entre deux eaux sous la rue de Rivoli. En fait il s’agissait d’un gavial reconnaissable à sa gueule longue et étroite, d’aspect terrifiant ce saurien inoffensif est plus à l’aise dans les eaux du Gange que dans les eaux putrides de la capitale. Comment était-il arrivé chez nous ? Peut-être s’était-il échappé d’un zoo où de chez un montreur d’animaux sauvages ? La bête s’était enfoncée sous la surface et plus personne ne l’a jamais revue. Pour les égoutiers c’était devenu une légende urbaine, sauf bien sûr, pour ceux qui avaient croisé le reptile. Quant aux rats, eux ils faisaient partie intégrante de la vie des travailleurs souterrains, il fallait faire avec eux ; les égoutiers coopéraient avec les dératiseurs, ces derniers livraient inlassablement une guerre quasi scientifique contre les rats. Une guerre aux batailles sans cesse recommencées, sans vaincu et toujours sans vainqueur.

Le vieil égoutier, toujours seul dans le noir, juste éclairé par la lampe de son casque, avisa l’un des trente-quatre mille puits menant à la surface. Il commença la pénible escalade, barreau après barreau, il s’arrêta un moment pour reprendre son souffle, il commençait à se faire vieux et la retraite allait lui permettre de profiter un peu de la vie. Il pensait souvent à la jolie petite maison de campagne aux volets verts que son confortable salaire leur avait permis, à lui et son épouse, de s’offrir sans trop s’endetter. Un confortable salaire supposé compenser une espérance de vie raccourcie de quinze ans par rapport à la moyenne nationale des travailleurs. Le couple allait enfin pouvoir couler des jours paisibles auprès des poules, des vaches et des tracteurs.

C’est quand il arriva au dernier barreau que sa lampe le lâcha. Il était maintenant dans le noir total. Il ne distinguait même pas le contour de la plaque de fonte… Fort de ses années d’expérience il savait parfaitement où elle se situait, au-dessus de lui. Il appuya sur celle-ci sans forcer outre-mesure et pu la faire glisser pour libérer le passage. Le raclement lugubre de la fonte sur le sol résonna un long moment dans le puits. Il regardait sous ses pieds, il ne voyait rien que le noir épais. Il leva la tête et regarda par le trou d’homme ouvert, il ne voyait rien non plus… La panique le saisit, une soudaine angoisse comprimait sa poitrine, son cœur battait à tout rompre… Cette obscurité n’était pas naturelle car à dix-sept heures, il aurait dû faire encore un peu jour. Il se hissa hors du boyau et en bon professionnel, il remit la plaque d’égout en place pour prévenir une chute accidentelle. Il regardait tout autour de lui mais ne distinguait rien, il leva la tête à la recherche d’un réverbère, d’une fenêtre allumée…Rien. Il pensait à une panne générale de secteur. Il tendit les bras et se mit en marche à tâtons le long de ce qu’il pensait être une palissade en bois.

Au bout d’une quinzaine de pas, il tomba sur un angle, la palissade continuait perpendiculairement, il suivit donc cette nouvelle direction toujours dans le noir absolu, sept pas plus loin, encore un angle droit, quinze pas, un angle, encore sept pas, un autre angle. Soudain, il comprit ce qu’il lui arrivait.  Des ouvriers, avaient probablement dû déposer un container en bois sur la sortie de l’égout. Il rit intérieurement de sa trouille, un peu enfantine, de se retrouver comme ça, tout seul enfermé dans le noir.

Il devait bien y avoir un accès pour entrer et sortir de ce container, une porte se trouvait forcément sur un des côtés, il était passé devant sans la trouver. Il devait refaire le tour mais cette fois en passant le plat des mains de haut en bas et de long en large sur les planches. Il repartit à la recherche de cette porte. Quinze pas… Non treize…Quatorze ? Il n’était pas sûr… Pas de porte. Un angle droit… Cinq pas… Quatre, il se trompait surement encore une fois.  Et toujours pas de sortie. Encore un angle…Dix pas, cette fois il en était certain, il avait soigneusement compté ! Et toujours aucune échappatoire. Trois pas… Il fit encore une fois un tour complet en se rendant à l’évidence, son container rétrécissait !

Comme il ne voyait rien et n’entendait rien, sa panique décupla. Il lui fallait évacuer les lieux de tout urgence. Il se mit à quatre pattes à la recherche de la plaque d’égout. Il cherchait la sortie de secours en grattant le sol frénétiquement, ce dernier étant en bois également, il s’enfonçait de longues échardes sous les ongles, mais dans sa rage de s’échapper, il ne ressentait aucune douleur. Il avait parcouru la totalité de la surface du plancher sans trouver la moindre trace de la familière et rassurante plaque de fonte. Il était fait comme un rat.

 Il se remit debout, il y avait probablement une trappe en haut… Sa tête heurta violemment le plafond, heureusement son casque atténua le choc, il chercha une hypothétique trappe… Il constata avec effroi que le plafond rejoignait lentement le sol. Alors, il se résigna à s’allonger pour ne pas être écraser par ce maudit container qui se transformait irrémédiablement en une simple caisse d’emballage. Il ne pouvait même plus écarter les bras. Ses pieds et sa tête touchaient le bois. Il hurla à s’en déchirer les cordes vocales mais aucun son ne sortait de sa bouche, il hurlait mais le silence régnait en maître dans la boîte. Il se rendit compte qu’il ne portait plus ses vêtements de travail mais un costume et des chaussures de ville… Il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait, il allait forcément s’extirper de ce cauchemar… Puis le froid commença à l’envelopper. D’abord par les pieds puis remontant petit à petit vers le reste de son pauvre corps… Ses membres se figeaient, gagnés par une douloureuse et définitive rigidité.

Puis l’épaisse obscurité doucement laissa la place à une douce lueur laiteuse, comme un drap recouvrant entièrement son corps mais notre brave retraité ne pouvait déjà plus la voir.

Ainsi mourut, le dix février 2010, Gaspard Le Chat, né en 1940, âgé de soixante-dix ans, retraité des égouts de la ville de Paris en 1992, il avait 36 ans de service.

 

 

***

 

  

Le petit Gaspard avait toujours été un enfant très sage et très discret. Il était fils unique et s’en désolait mais ses parents qui avaient un petit appartement rue Lepic, le choyaient assez pour qu’il s’accommode de sa solitude. Il n’avait pas de camarade dans son quartier Montmartrois mais il ne s’ennuyait jamais car il croisait tous les jours des gens célèbres, des acteurs, des écrivains, des musiciens, des chanteuses à succès. Il y avait aussi les peintres, des caricaturistes, certains avaient du talent mais en général c’était plutôt des imposteurs attirés par l’argent des badauds.

                 

                                           

GASPARD LE CHAT

 

1950. Gaspard était petit bonhomme blond avec les yeux sombres, il allait fêter ses dix ans. Ses parents étaient des gens plutôt modestes, mais ils tenaient à élever leur fils comme un petit prince. Le gamin était toujours tiré à quatre épingles, il devait donc faire attention de ne pas abîmer ses costumes. De ce fait Gaspard ne courait pas dans les rues avec les galopins du quartier. Ceux-là ne craignaient pas de se rouler dans les caniveaux ni de déchirer leurs habits quitte à prendre une torgnole en rentrant à la maison. A cause de son allure « bon chic bon genre » Gaspard était tenu à l’écart par les petits poulbots qui sévissaient autour la place. Il en était très affecté. Sa mère, Mireille Le Chat, était une gentille jeune femme blonde d’une petite trentaine, gracieuse et virevoltante, coquette et toujours de bonne humeur. Son père, Félix, était un homme un peu effacé mais néanmoins sympathique, brun et de grande taille il avait un petit côté pierrot lunaire, on le voyait rarement sortir de la mercerie qu’il tenait avec son épouse. Comme il proposait des produits de bonne qualité, leur magasin, quoique modeste lui aussi, était bien fréquenté et rayonnait jusqu’aux arrondissements limitrophes. Les affaires marchaient bien, ils venaient d’acheter une Traction Citroën d’occasion, une 11 B d’avant-guerre.

Le dimanche matin, Madame Le Chat se rendait à la l’église saint Pierre pour la messe de onze heures en tenant son fils par la main, son missel et un cahier de cantiques fourrés dans son sac à main. Gaspard était obligé de suivre sa mère, qui pour le garder auprès d’elle, le traînait jusqu’aux place réservées aux femmes et aux filles, c’est-à-dire du côté gauche du chœur de l’église. Il était tellement honteux de ne pas être du côté droit avec les hommes et les garçons qu’un beau jour, pour fuir les regards moqueurs des fidèles, il s’est enfoncé dans le sol. Il s’enterra d’abord tout doucement sans attirer l’attention, centimètre par centimètre, puis fini par disparaître complètement de la surface, ne laissant au-dessus de lui qu’un petit monticule de terre qui se dispersa instantanément. C’est ainsi que Gaspard prit l’habitude de s’échapper de l’office dominical. Au début on l’a cherché partout mais comme le petit garçon ressortait toujours de sa taupinière vers les cinq heures pour rentrer faire ses devoirs — car Gaspard était un élève consciencieux — les recherches furent rapidement abandonnées.

Sous terre, la vie de Gaspard était bien différente qu’à l’extérieur. Le premier jour il fit la connaissance des taupes et des vers de terre, plusieurs mètres plus bas, il heurta une caisse en bois éventrée, puis une autre caisse déglinguée laissant échapper des ossements. Il était en train de traverser un ancien cimetière oublié ! Il ne s’attarda pas et continua sa descente, il faisait noir sous la terre et pourtant il voyait clair grâce à un faisceau lumineux qui le précédait où qu’il aille. Il tomba sur une autre caisse, en fer cette fois, il souleva le couvercle et découvrit avec émerveillement un amoncellement de pierres précieuses multicolores, de pièces d’or, de bijoux finement ciselés… Il contemplait une fortune extraordinaire qui n’avait profité encore à personne ! Un trésor caché là sans doute depuis des années, peut-être des siècles… Mentalement, il nota soigneusement l’endroit pour le retrouver plus tard. Il s’apprêtait à continuer son voyage vers le bas quand tout à coup, il perdit l’équilibre et après une courte chute il se retrouva dans l’eau jusqu’aux genoux. Il était tombé dans un cours d’eau souterrain qui passait par là... Après avoir patauger jusqu’à un promontoire qui lui semblait assez stable pour s’y réfugier, il se hissa pour s’y mettre au sec. En levant la tête il réalisa qu’il était tombé dans une grotte immense, aux parois immaculées, où résonnait le bruit mouillé de l’eau, des stalactites impressionnantes semblaient plonger de la voûte pour féconder des stalagmites étincelantes que révélait l’éclairage improbable diffusé par Gaspard. Il avisa un large passage qui pénétrait dans la roche. Pendant qu’il inspectait l’endroit il surprit une famille de chauves-souris suspendue au fond d’une galerie adjacente. Il s’éloigna pour ne pas troubler davantage les paisibles chiroptères. Il marchait depuis une trentaine de minutes dans le sombre tunnel quand apparu, cent mètres devant lui, un faisceau de lumière qui paraissait se rapprocher…

Ce dernier éblouissait Gaspard qui se cacha les yeux avec le plat de la main. Son propre faisceau devait certainement éblouir l’arrivant de la même manière. Quand les deux marcheurs se furent rejoints, les lumières baissèrent ensemble d’intensité et ils purent mieux se voir. Gaspard découvrit une petite fille d’une dizaine d’année, comme lui. Elle était vêtue d’une salopette de travail bleu indigo sur une chemise à carreaux rouges, elle portait des chaussures de sport en toile qui avaient quelque peu vécues… Des cheveux châtains, mi-longs, coupés en carré encadraient un joli visage aux traits d’une finesse angélique. La fillette avait l’air d’un garçon manqué dans sa tenue de petit Gavroche. Gaspard parla le premier :

—Comment tu t’appelles ?

—Luna, j’ai dix ans. Je suis une fille. Et toi ?

—Gaspard comme les rats. J’ai dix ans aussi. Qu’est-ce que tu fais dans les souterrains ?

—Je cherche quelqu’un, et toi ?

—Moi je me suis retrouvé là sans le faire exprès. Alors je visite… Il y a des drôles de choses à voir.

Luna proposa à Gaspard de marcher avec elle :

—Je pourrais te faire découvrir des endroits intéressants, je commence à bien connaître les passages...

Le petit garçon accepta de bon cœur la proposition de Luna.

—Et tu cherches qui Luna ?

—Mon papa… Il a disparu depuis un mois. Je ne sais pas où il est parti. J’ai demandé à ma mère et à ma tante. Elles m’ont dit qu’il était sous la terre. C’est pour ça que je suis là. Tu vas m’aider à le retrouver ?

—Oui, je vais t’aider ; il est comment ton père ?

La gamine enfonça ses mains au fond de ses poches et prit un air malicieux :

—Il est très beau, grand, il est toujours bien habillé avec un costume moderne et une cravate. Il ne porte pas de chapeau et il sent bon ! Il a une deux chevaux grise toute neuve…

—Tu crois qu’il a réussi à aller sous la terre avec sa voiture ?

Luna réfléchi quelques secondes :

—Je ne sais pas… En tous cas sa voiture a disparu aussi, en même temps que lui…

Les deux enfants se remirent en marche, dans le même sens cette fois, en empruntant une galerie humide qui descendait légèrement.

—On va bientôt passer sous la Seine ! Indiqua Luna. Tu as vu la rivière souterraine ?

—Ah oui ! Je suis même tombé dedans, Plouf !

—Il y a des rivières sous terre, comme la Bièvre. Il y en a d’autres qu’on ne connait pas. Et des fois quand il y a des crues on tombe dedans, plouf !

Ils se mirent à rire ensemble de bon cœur.

—Il s’appelle comment ton papa Luna ? Il a quel âge ?

—Il a trente ans… Pas tout à fait. Il s’appelle Marcel... Legrand, comme moi. Il est avocat dans une cour. Pour surveiller les récréations, je crois…  Maman s’appelle Jeanne-Marie, elle est avocate aussi.

—Et vous habitez où ?

—Dans le troisième, rue du foin. Et toi ?

—Nous on habite à Montmartre. Rue Lepic, pas loin de la place du tertre.

—J’aime bien ton quartier… Tu me feras visiter ?

—Si tu veux.

Pendant qu’ils bavardaient ils avaient déjà passé la Seine. Parterre il y avait de l’eau venue sûrement des infiltrations dues au fleuve… Gaspard avait une petite montre en or, il la portait uniquement pour aller à la messe :

—Luna, il est tard, je dois rentrer pour faire mes devoirs. Tu connais une sortie pas loin ?

—Oui, il y a une sortie par les égouts, rue du Bac. Allons-y. Ce n’est pas très loin de chez toi.

—On se revoit quand Luna ?

—On pourrait se retrouver dans la grotte blanche dimanche matin ?

De retour à la maison, Gaspard avait le cœur plus léger que d’habitude. Il était heureux de s’être fait une petite camarade, il adorait déjà son prénom, il se le répétait sans cesse... Il se fit gronder pour s’être éclipser pendant la messe, puis sa mère l’obligea vertement à se laver dans le baquet en fer blanc car il dégageait une odeur de terre et de moisi. Elle versait de l’eau chaude de temps en temps pour maintenir la température du bain. Félix avait confectionné une douche avec une pomme d’arrosoir et un tuyau fixé au plafond le tout branché sur le robinet du chauffe-eau à gaz. Une fois propre et rincé Gaspard allait pouvoir se consacrer à ses leçons. Mais son esprit était ailleurs… il n’arrivait pas se concentrer sur les problèmes de fractions, pas plus sur les problèmes d’angles aigus et d’angles obtus ; les droites et les demi-droites se tortillaient sur les feuilles de son cahier. Luna… La petite fille s'interposait obstinément entre ses yeux et les pages du cahier.

Vint le dimanche et l’heure de la messe. Gaspard était tout propre et tout beau dans sa tenue d’un autre temps : chaussures vernies, culotte courte et vareuse à col marin. Pour une fois il était impatient d’arriver à l’office religieux. Mireille, la maman, après avoir frictionné sa tête à l’eau de Cologne, l’avait soigneusement coiffé, avec la raie sur le côté gauche. Le petit garçon modèle entra dans l’église, s’aspergea d’eau bénite en se signant et s’installa à sa place habituelle auprès de sa maman, avec les femmes du quartier. Il ne releva pas les moqueries imbéciles de ses petits voisins car il était déjà bien loin de leur univers médiocre.

Sans perdre de temps, Gaspard s’enfonça dans le sol. Il salua brièvement les taupes et les vers mais dans sa descente précipitée, il heurta fortuitement la caisse au trésor. C’est alors qu’il eût l’idée (pas très honnête) de chiper au passage un petit bijou… Mais il fallait qu’il soit assez somptueux pour Luna. Il choisit une petite bague en or rose, dotée d’une magnifique pierre précieuse bleue : Un saphir corindon. La pierre étincelait d’une myriade de nuances bleues, elle sera admirablement assortie à la salopette indigo de sa petite copine... Arrivé dans la grotte il attendit Luna qui arriva une demie heure après lui. Pour son premier rendez-vous elle avait renoncé à son vêtement de travail habituel. Chose rare chez cette gamine, elle s’était résolue à enfiler une jolie robe lilas qui laissait voir un peu de jupon en dentelle blanche. Le petit Gaspard ébloui par cette apparition, se rassura : « Ouf ! » le saphir ira superbement bien avec la robe... Il offrit donc la bague à Luna qui en fut toute éblouie… Puis il la proposa maladroitement à l’un de ses doigts… Qui l’accepta. Les doigts des filles refusent rarement les saphirs.

Gaspard proposa de commencer la recherche du papa de Luna sans tarder. Ils marchèrent longtemps en se tenant par la main, plusieurs kilomètres sûrement, sans trop savoir où ils allaient, au hasard des galeries rocheuses et suintantes.

—Si on descendait plus bas ? Tu as déjà essayé d’y aller Luna ?

—Non pas encore, j’ai peur de descendre toute seule… Mais avec toi… Je veux bien.

Puis main dans la main, après une certaine concentration le petit couple s’enfonça dans le sol.

Ils atterrirent dans un boyau obscur où régnait un vacarme assourdissant. Le reflet de leurs faisceaux révélait des voies ferrées. Ils étaient tombés dans le métro.  Ils avancèrent prudemment jusqu’à une station en prenant garde de ne pas être percutés par une rame. Au bout d’un moment ils arrivèrent devant des quais. La station était fermée pourtant c’était la journée…  Non seulement elle était fermée mais elle n’avait jamais été ouverte. C’était la station Haxo, une des dix stations fantômes de la capitale en 1950. Gaspard grimpa sur le quai puis il aida Luna pour qu’elle puisse le rejoindre. Ils durent rapidement se rendre à l’évidence : Il n’y avait aucun moyen de sortir de cette caverne de carrelage... Les correspondances et les accès n’avaient même pas été construits ! A leurs risques et périls, Ils durent se résoudre à continuer leur chemin sur les voies jusqu’à une autre gare. Ils marchèrent ainsi jusqu’à la station " Place des fêtes " puis se hissèrent sur un quai où des usagers attendaient leur rame. Les gens ne s’étonnèrent pas de voir deux gamins sortir du tunnel, les parisiens en ont tellement vu dans leur métropolitain, ils étaient blasés…   

Luna dévisageait avec insistance tous les hommes sans chapeau qu’elle croisait sur le quai.  Les deux amis parcoururent ainsi des dizaines de stations, espérant tomber sur Marcel, le gentil papa de Luna, il ne pouvait être que dans le métro !  Malheureusement ils ne le trouvaient toujours pas. Ils abandonnèrent provisoirement leur recherche.  

 

 

***

 

 

C’était une promesse que Gaspard avait faite à Luna : Lui faire visiter son quartier.

                                                                                                

LUNA

 

Il se retrouvèrent donc au métro "Abbesses". Il remarqua tout de suite qu’elle ne portait plus sa bague :

—Tu as perdu ta bague Luna ?

—Non, elle à disparu quand on est remonté … Tu l’avais trouvée sous terre, pas vrai ?

—Oui, comment tu as deviné ?

—Les objets qu’on trouve en dessous disparaissent toujours quand on les remonte à la surface. Je sais pas pourquoi…

—Ah…

—La première fois que je me suis enfoncée dans le sol, j’ai trouvé une petite tour Eiffel en métal brillant, elle était tellement jolie que je l’ai emportée… Arrivée chez moi, j’ai voulu la mettre sur ma table de nuit mais je ne l’avais plus !

—Et comment tu as compris que les objets souterrains disparaissaient à la surface ? Tu l’avais peut-être tout simplement perdue en route…

—Plus tard je suis repassée par là où je l’avais trouvée et elle était revenue à sa place !

Gaspard n’en revenait pas :

—C’est incroyable ça ! Ça ne le fait qu’à nous, tu crois ?

—Oui, repris Luna. Et à tous les gens comme nous. Tous ceux qui peuvent disparaître sous la terre ne peuvent rien en rapporter.

—C’est dommage, se désola Gaspard en pensant à « son » trésor.

—Oui, c’est dommage… Elle était vraiment belle la bague, je la regrette beaucoup.

—Un jour je t’en offrirais une pareille mais qui viendra de chez un bijoutier, promis !

Le joli visage de Luna s’éclaira d’un magnifique sourire.

 

—Bonjour monsieur Popol !

—Tiens ! Bonjour Gaspard, A y est ? T’es marida ? Dis, elle est choucarde ta souris !

 Gaspard rougi un peu gêné mais Luna ne s’en aperçu aucunement.

Ils venaient de croiser Eugène Paul, le peintre montmartrois. Le vieil unijambiste connaissait bien Gaspard, il lui avait même fait visiter son petit atelier, avenue Junot.

—C’est qui ? Demanda Luna.

—C’est Gen Paul, je le connais, il fait des beaux tableaux. Il est très connu… Partout… Je sais où il travaille. Des fois il peint dehors sur un banc… Quand il fait beau. C’était un copain à Ferdine.

—On ira le voir ?

—Oui, Si tu veux… Tu verras, il fait des choses formidables.

—Et c’est qui Ferdine ?

—C’est Céline. On dit Ferdine mais en vrai c’est Ferdinand…Louis-Ferdinand. C’est un écrivain célèbre mais on le voit plus. Il a eu des problèmes pendant la guerre avec les boches. On sait pas où il est…

Pendant des mois, les deux petits complices se sont retrouvés le dimanche pour continuer de chercher Marcel Legrand. Luna désespérait de retrouver un jour son père. Ils ont dû faire toutes les stations de métro, ils ont fouillé sur des dizaines de kilomètres les anciennes carrières de gypse, puis plus profondément les carrières de calcaire, ils visitèrent des ruines gallo-romaines enfouies depuis presque deux mille ans et que jamais personne n’avait encore vues… En revenant vers le sénat ils pénétrèrent dans l’ancien bunker que les allemands avaient bâti sous le lycée Montaigne... Pas de Marcel ! Ils ont fouillé les catacombes (Sans s'attarder), les champignonnières, ils se jouaient de tous les barrages, de toutes les obstructions de métal ou de béton que la ville construisait partout pour décourager les explorations sauvages des cataphiles. Toujours pas de Marcel ! Mais il y avait un réseau qu’ils n’avaient pas encore fouillé…

—On a peut-être encore une chance de le trouver…

Luna fixa Gaspard les yeux pleins d’espoir :

—Où ça Gaspard ?

—Mais je te préviens, ce n’est pas un endroit agréable ; il y a des rats et puis ça pue…

—Les égouts ! On n’a pas encore été dans les égouts !

Ils décidèrent de commencer par le neuvième puisque c'est dans cet arrondissement que Marcel avait son bureau. Ils échafaudèrent un plan rigoureux pour explorer les deux mille quatre cents kilomètres de conduits et de collecteurs souterrains de la capitale. Ca leur prendrai quelques années, en tous cas plusieurs mois, pour parcourir la totalité du réseau… A moins que le disparu ne réapparaisse par miracle... Ils se retrouvèrent à l'angle de la rue Lafayette et du Boulevard Haussmann. Pour descendre, ils avaient pris soin de s'équiper de bottes en caoutchouc. Luna avait remis sa salopette—plus adaptée à l'exploration—et elle s'était parée d'une casquette qui lui donnait un air de de titi parisien. Auparavant les enfants s'étaient rendus dans une bibliothèque pour dénicher des documents et des plans sur les égouts de Paris.

 Ils se concentrèrent puis disparurent discrètement sous le trottoir du boulevard Haussmann.

Ils atterrirent au bord d'un grand collecteur, celui du boulevard. Prudemment ils avançaient dans une demi-pénombre, éclairés par quelques pauvres lampes. Leurs faisceaux respectifs créaient des ombres inquiétantes sur les parois de briques noirâtres. On pouvait se repérer dans les égouts grâce aux plaques des rues fixées à chaque intersection, avec leur plan, ils risquaient moins de s'égarer. Quand on se perd dans les égouts, ce n'est pas si facile de retrouver une sortie… Ils menèrent leur recherche une bonne heure mais furent contraints de remonter, épuisés et à moitié asphyxiés par les gaz. Ils allèrent s'asseoir dans un square public afin de reprendre un peu leur souffle… Là-dessous l'air était irrespirable.

 Luna fondit en larme en comprenant que Marcel ne pouvait pas être resté longtemps sain et sauf dans un tel endroit. Un peu gauchement Gaspard tenta de consoler la petite fille en lui passant le bras autour du cou :

—Tu sais Luna, un jour ton papa il reviendra, dans pas longtemps…   Il est peut-être parti en vacances… Tout simplement…

—Tout seul ? Ca m'étonnerait… Il m'aurait emmenée avec lui… En plus ma mère a trouvé un nouveau… Elle sort avec lui tous les jours...  Même le soir… Je l'aime pas celui-là avec sa casquette à carreau et sa grosse moustache ! Il est moche ! En plus il sent le cigare ! Beurk !

Gaspard avait énormément de peine pour son amie. Il la serra contre lui. C'était la première fois qu'il vivait un véritable chagrin pour quelqu'un d'autre. Le vrai chagrin, le grand chagrin ce n'est pas celui qu'on ressent pour soi. C'est ce qu'il avait compris ce jour-là.

Et à partir de ce jour là aussi, ils ne descendirent plus sous la terre. Ils se promenaient tous les deux, le long des quais, ils faisaient les bouquinistes. Dès qu'ils avaient un peu de temps libre ils se retrouvaient place du Tertre ou bien Ils allaient flâner aux buttes Chaumont. A pied ou en métro… Ils grandissaient ensemble… Gaspard qui était devenu un jeune homme, n'alla plus à la messe avec Mireille et Luna, devenue elle, une mignonne petite jeune fille, se résigna à vivre avec un beau-père qui sentait le tabac…Sa mère Jeanne-Marie, s'était remariée avec casquette-moustache dont elle eut deux autres filles, ou trois… Luna avait passé son brevet haut la main tandis que son amoureux dut redoubler sa troisième. Elle entra au lycée et se fit de nouveau amis.  Dès lors, ils se voyaient beaucoup moins. Gaspard pensait souvent à Luna quand elle n'était pas avec lui. Elle aussi pensait à lui... Une fois par semaine ils allaient ensemble à la bibliothèque municipale. Ils aimaient tous les deux la littérature, surtout Marcel Aymé… Ils empruntèrent ensemble le "Voyage au bout de la nuit" de Ferdine, même s'ils ne comprenaient pas tout, ils s'étaient laissés avaler par le roman. Dans un passage Céline disait : "New-York, c'est une ville debout !". Pour eux, Paris c'était une ville profonde…

L'année 1955 commençait mal à Paris. La Seine connut une très grosse crue. Les péniches étaient arrivées au niveau des quais. Les gens jouaient les équilibristes sur des planches disposées à la hâte sur les trottoirs. Des Danaïdes en camion rouge pompaient l'eau des caves pour la rejeter dans le fleuve qui se laisser aller à toutes sortes de débordements… Le Zouzou en avait jusqu'aux coudes… Les parisiens pataugeaient, barbottaient, grelottaient, pestaient, écopaient… Et puis La Seine a commencé sa décrue, l'asphalte des trottoirs était encore recouvert d'eau par endroit… Des enfants sautaient à pieds joints dans les flaques, éclaboussant les piétons qui les maudissaient. Luna marchait insouciante, son ami l'accompagnait le cœur léger… Gaiement, nos deux jeunes gens se projetaient ensemble vers l'avenir.  Ils revenaient de St Michel où ils avaient passé tout l'après-midi. C'est là que le drame s'est joué et que l'existence de Gaspard a basculé.   

Il y avait déjà du monde sur le Boulevard St Michel, la flotte inondait les godasses des passants... Les bras ballants, la tête ailleurs, Gaspard venait de lâcher la main de Luna… La Seine avait envahi les égouts de bas niveau… Soudain La jeune fille chuta dans un regard dont la plaque de fonte avait été soulevée et déplacée par la pression de l'eau… Elle n'avait pas vu l'orifice béant à demi-immergé sur le trottoir... Son menton heurta violemment le bord du puits… Assommée, elle coula à pic… Gaspard n'eut que le temps de voir son bras tendu disparaître sous l'eau... Il plongea séance tenante dans le regard pour la secourir, il la chercha désespérément en nageant à l'aveugle dans l'eau noire mais Luna avait déjà été emportée dans le tumulte bouillonnant… Gaspard était en train de se noyer lui-aussi mais il eut le réflexe de faire demi-tour pour s'agripper à un barreau de l'échelle de sortie. A moitié inconscient il se propulsa vers le rond de lumière, là-haut, vers son salut… On l'attrapa pour le sortir du puits, autour de lui les badauds faisaient un cercle silencieux, les pompiers de la brigade fluviale équipés de bouteilles d'oxygène plongèrent immédiatement à la recherche de Luna ; en vain…

La disparition de l'adolescente fût relatée dans les journaux puis bien vite on oublia ce drame. Son corps, avalé par l'égout puis sûrement rejeté dans le fleuve, n'a jamais été retrouvé ou du moins, n'a jamais été identifié. Il aura suffi qu'une grille de déversoir pour une raison ou une autre fût ouverte… Alors l'accès au fleuve était envisageable… On repêche souvent des cadavres dans le Seine et malheureusement certains demeurent anonymes… Gaspard ne s'en est jamais remis. Il perdit le goût de la lecture et puis rapidement il perdit le goût de vivre. Il échoua à son brevet et abandonna l'idée même de poursuivre ses études. Ses parents inconsolables, tout d'abord l'avaient soutenu de leur mieux, puis se sont vite recentrés sur leurs affaires… Celles-ci étant de plus en plus prospères, ils purent ouvrir un second magasin boulevard Beaumarchais afin de le mettre en gérance…  Preuve que leurs affaires marchaient très bien : Ils vendirent leur vieille traction pour s'offrir une DS19 modèle 1956. C'était une voiture étrange qui, comme nous, avait la faculté de se lever le matin et de se coucher le soir.

La maman de Luna, Jeanne-Marie, tout d'abord abattue par la perte du pauvre Marcel, mort dans un accident au volant de sa 2cv Citroën, puis juste après par la disparition de sa fille aînée, se consola en épousant derechef Herbert, le fameux "casquette à moustache" dont elle eut deux ou trois autres filles... Herbert et sa casquette sentaient le tabac froid… mais ils roulaient en Porsche Carrera !  Gaspard ne revit plus jamais ces gens-là.

Le jeune homme avait seize ans quand il postula à la ville, au service d'assainissement. Il tenait absolument à entrer dans la vie active malgré l'avis négatif de ses parents qui espéraient lui confier la gestion de leur nouvelle boutique. Gaspard qui n'avait jamais éprouvé la moindre attirance pour les boutons de nacre et les bobines de fil à coudre, fût immédiatement enrôlé chez les égoutiers et donc il commença une formation rémunérée qui dura un an. Ce n'était pas de tout repos pour un jeune de commencer à travailler parmi des hommes adultes, expérimentés mais la plupart du temps rugueux et bourrus, néanmoins Gaspard s'accrochait, il était même assez fier le jour de sa première intervention dans les égouts. Et puis au fil du temps, il se passionnait de plus en plus pour son futur métier. Il devint rapidement un très bon professionnel respecté par ses collègues. Quand un jour, il se produisit un étrange évènement…

Pendant qu'il était en inspection avec un collègue sous le Boul'mich, son regard fût attiré par une petite lueur qui scintillait dans l'ombre à quelques dizaines de mètres devant eux. Ils s'en approchaient mais curieusement l'autre égoutier passa devant la source lumineuse sans paraître la remarquer… Gaspard s'arrêta devant l'objet qui brillait sous l'éclairage de sa lampe de casque. Il se pencha pour le ramasser, c'était une petite tour Eiffel en métal nickelé… Posée debout sur le bord du collecteur, elle faisait à peine dix centimètres de haut… Pas de quoi faire de l'ombre à son modèle du champ de Mars… C'est en réalisant qu'il se tenait exactement à l'endroit où Luna avait été emportée que Gaspard comprit que la petite tour Eiffel ne se trouvait pas là par hasard. Il la ramassa avec précaution afin de la rapporter chez lui. Il se rappela alors que les objets remontés retournaient invariablement sous la terre. Tant pis… Il enfoui le bibelot dans sa poche et sa journée terminée, il rentra chez lui rue Lepic.

Arrivé dans sa chambre, il se rendit compte que l'objet était encore dans la poche de son bleu de travail. Etrangement, il n'était pas retourné là d'où il venait, comme il était censé le faire… Il posa la tour Eiffel sur sa table de nuit, à côté de la seule photo qu'il possédait de Luna. Submergé par l'émotion que cet événement avait provoquée, Gaspard eût beaucoup de mal à trouver le sommeil cette nuit-là. Il avait compris que l'histoire n'était pas finie et qu'il restait beaucoup de pages à écrire.

Et depuis ce jour-là, tous les matins et tous les soirs Gaspard s'est assuré que la petite tour n'ait pas changé de place. Tout le reste de sa vie il a gardé précieusement la petite relique… Sans rien en dire à personne, sauf peut-être à son vieux chat, même pas à la femme qui a partagé sa vie pendant quarante ans…

Après avoir profité un peu de sa retraite, Gaspard est mort d'une crise cardiaque… Pendant sa promenade quotidienne, un jour d'hiver… Qu'il faisait bien froid… Que les poules grattaient le sol gelé… On l'a enterré dans le petit cimetière du village où il s'était retiré avec sa compagne, il n'y avait pas grand monde derrière le corbillard… Mais que des gens de qualité, sa femme, quelques égoutiers et un vieux chat noir. Avant que le cercueil ne soit refermé, quelqu'un a mis la petite tour Eiffel sur la poitrine du mort. On n'a jamais su qui… Ainsi elle est retournée là où elle devait se trouver, sous la terre avec Gaspard.

Si un jour vous cherchez la tombe du Gaspard, elle n'est pas difficile à trouver, au fond du cimetière du village de st Jean les poules… Près d'un mur en pierre avec du lierre qui court dessus. D'ailleurs vous ne pourrez pas vous tromper, par beau temps il y a toujours un chat noir étendu sur le granit chaud.

Voilà, l'histoire de Gaspard Le Chat est terminée (pour le moment). Tout s'est passé comme je vous l'ai relaté. Si vous ne me croyez pas, c'est dommage mais c'est que vous n'avez pas su garder votre cœur d'enfant.       

 Bruno Jouanne. Avril 2022.